Quand débute l’automne de l’année 1870, la France vit sous le coup du cataclysme politique et militaire provoqué par la défaite de Sedan et la proclamation de la IIIe République sur les cendres du Second Empire, auxquels vient bientôt s’ajouter la reddition du maréchal Bazaine à Metz, qui mine les derniers espoirs de voir la France se relever dans la défaite.
Malgré tout, sous l’impulsion du Gouvernement de la Défense Nationale, de nouvelles armées sont constituées en province afin de tenter de résister à l’invasion et de chasser les armées allemandes du territoire national. Léon Gambetta, qui devient l’homme fort de ce nouveau gouvernement, invite alors ses concitoyens à se surpasser : « Elevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des effroyables périls qui fondent sur la patrie. Il dépend encore de nous de lasser la mauvaise fortune et de montrer à l'univers ce qu'est un grand peuple qui ne veut pas périr, et dont le courage s'exalte au sein même des catastrophes. »
Dans les départements de la Somme, de l’Aisne, du Pas-de-Calais et du Nord sont alors mobilisées les gardes nationales mobiles afin de constituer, aux côtés des quelques troupes régulières encore disponibles, ce qui devient rapidement l’armée du Nord. Ayant rassemblé près de 25 000 hommes, le général Jean-Joseph Farre tente à la fin du mois de novembre 1870 de combattre près d’Amiens la 1ère armée allemande du général Edwin Von Manteuffel qui marche vers Rouen, mais ne peut lui tenir tête. Nommé commandant en chef de l’armée du Nord, le général Louis Faidherbe lui succède et réorganise ses troupes durant le mois de décembre, rassemblant ses deux divisions d’infanterie les plus solides en un 22e corps d'armée sous les ordres du général Alphonse Lecointe, tandis que deux autres divisions d’infanterie composées de fusiliers-marins et de gardes mobiles forment un 23e corps d’armée à la valeur combative plus inégale sous les ordres du général Christian Paulze d’Ivoy.
Ces troupes sont cependant loin de ressembler à une armée bien entraînée, équipée et capable de soutenir une longue campagne. L’hiver qui commence s’annonce très rigoureux, et la troupe manque d’équipements chauds pour y faire face. Ses approvisionnements en nourriture sont très irréguliers, elle ne dispose presque pas de cavalerie et quant à son armement, il est très hétéroclite. En effet, les canons français se chargent encore par la bouche tandis que leurs homologues allemands qui les dépassent déjà par la portée, disposent d’un chargement par la culasse. Enfin, du point de vue des armes individuelles, si certaines unités disposent du fusil Chassepot, les mobiles sont encore équipés en grand nombre de fusils à percussion, qui ne peuvent faire la différence face au fusil Dreyse des soldats prussiens. Malgré ces faiblesses, les hommes de l’armée du Nord, dont le moral peut être fluctuant, se montrent néanmoins conscients de leur devoir et font preuve de beaucoup d’abnégation lors des combats qu’ils mènent près de Pont-Noyelles en décembre 1870, puis à Bapaume au début du mois de janvier 1871.
La marche vers la bataille
Malgré les revers déjà subis, et conscient de devoir continuer d’agir pour contraindre le haut-commandement de l’armée prussienne à détacher des forces du siège de Paris et les envoyer vers le nord, le général Faidherbe, décide de repartir en campagne. Avec près de 40 000 hommes dont à peine 600 cavaliers, sur un terrain détrempé par le dégel, les troupes françaises se dirigent vers Saint-Quentin, ville qui s’est déjà distinguée le 8 octobre 1870 pour avoir résisté aux avant-gardes prussiennes sous la conduite du préfet Anatole de la Forge. Le 15 janvier, une brigade de gardes mobiles commandée par le colonel Isnard reprend la ville sans combattre et celle-ci semble alors bien située pour attirer les troupes allemandes loin de Paris encerclé.
Toutefois la reprise de Saint-Quentin met en alerte la 1ère armée allemande, désormais commandée par le général August von Goeben. Le 18 janvier, près de Beauvois-en-Vermandois et Vermand, les avant-gardes de la 15e division d’infanterie du général Ferdinand von Kummer et des éléments de la 7e brigade de cavalerie prussienne du général Siegmar zu Dohna-Schlobitten, envoyées par le général von Goeben, accrochent ainsi par surprise le 23e corps d’armée, qui parvient à les contenir jusque dans la soirée. Toutefois la provenance de ces forces venues d’Amiens indique clairement au général Faidherbe que plusieurs divisions de la 1ère armée allemande sont en train de converger vers Saint-Quentin.
Dans la soirée du 18 janvier, en passe d’être encerclé par l’ouest et le sud de la ville et conscient d’être battu s’il accepte de livrer bataille, le général Faidherbe décide néanmoins de tenter de combattre les troupes devon Goeben une journée entière et d’attirer à lui un maximum de troupes allemandes loin de la capitale afin qu’une tentative de sortie de l’armée de Paris ait davantage de chances de réussite, mais aussi pour faire taire les rumeurs et la presse qui critiquent alors son manque d’esprit offensif. Le champ de bataille choisi par le général Faidherbe s’étire alors de l’ouest au sud de Saint-Quentin, où le 23e corps d’armée, renforcé par une brigade de mobiles du Nord du colonel Isnard, se déploie dans les villages de Gricourt, Fayet, Francilly, dans les bois de Francilly et de Savy et jusqu’aux abords de Œstres, dans l’optique de barrer les routes de Péronne et Ham. De son côté, le 22e corps d’armée déploie ses bataillons à Contescourt, Castres, Grugies et Gauchy jusqu’aux abords de Neuville-Saint-Amand pour barrer les routes de Chauny et La Fère. Enfin, la brigade des mobiles du général Pauly est positionnée près de Bellenglise afin de couvrir une voie de repli vers Cambrai.
L’affrontement du 19 janvier 1871
Aux premières lueurs du jour du 19 janvier 1871, les premiers coups de canons se font entendre au sud de Saint-Quentin, du côté du 22e corps d’armée, qui à peine en place, doit faire face aux colonnes d’infanterie de la 16e division prussienne du général Albert von Barnekow et aux détachements du colonel Karl von Hymmen qui progressent depuis Seraucourt-le-Grand et Essigny-le-Grand vers Contescourt et Grugies, tenus par la division du général Joseph Dufaure du Bessol. Un garde mobile écrira quelques années plus tard : « Nous arrivons à l'endroit où la route de La Fère traverse le ruisseau ; là, nous nous enfonçons de plus belle en sautant le ruisseau, et au moment où nous sommes le plus embourbés nous recevons une grêle de balles que les Prussiens nous envoient du haut de la colline d'Urvillers. Plusieurs mobiles tombent morts ou blessés, le désordre augmente, la situation est des plus critique, encore une minute d'hésitation, et nous sommes perdus. Heureusement chaque capitaine enlève aussitôt sa compagnie, l'entraîne en avant et nous montons la colline au pas de course, sous le feu de l'ennemi qui abandonne ses positions à notre approche ».
Depuis l’excellente position du moulin de Tous-Vents, les canons des batteries françaises bloquent rapidement toute progression vers Saint-Quentin venant de La Fère. Cependant, débordés par la 12e division de cavalerie saxonne du général-comte Franz de Lippe vers 15h, les quelques éléments français qui occupent Neuville-Saint-Amand sont repoussés jusqu’aux abords du Faubourg d’Isle. Seules les contre-attaques de la division du général Joseph Derroja permettent de maintenir la ligne de bataille entre Gauchy et Neuville durant la journée, pendant que les assauts de l’infanterie et de la cavalerie prussienne sont repoussés à plusieurs reprises dans la journée devant la sucrerie de Grugies.
A l’ouest de Saint-Quentin, déterminé à résister sur les routes de Ham et de Péronne, le 23e corps d’armée est quant à lui attaqué à partir de 9h. La lutte se résume durant la première partie de journée à des combats de tirailleurs et d’artillerie pour le contrôle des bois et des villages où les fantassins français sont retranchés. Vers 14h, les combats se durcissent sur un terrain bouleversé par l’artillerie et détrempé, les troupes allemandes réussissant à prendre le village de Fayet aux mobiles inexpérimentés de la division Robin, mais la brigade Michelet, jusqu’alors en réserve, comprenant le 19e bataillon de marche de chasseurs à pied, le régiment de fusiliers-marins et le 48e régiment de mobiles du Nord, parvient à reprendre le village aux Prussiens. Toutefois, malgré la résistance des troupes françaises, la 1ère armée allemande dispose d’un avantage considérable puisqu’elle reçoit des renforts !
Vers 16h, des éléments de la 1ère division d’infanterie prussienne du général Wilhelm von Gayl se joignent à la bataille et les positions françaises du 23e corps d’armée dans les bois de Savy et Francillysont battues en brèche, malgré une activité incessante de l’artillerie française, qui tire alors pour la première fois de nouveaux obus à balles qui causent de lourdes pertes aux troupes allemandes. Participant aux combats des bois de Francilly et Savy, un artilleur allemand écrira à sa famille : « Il y avait un bataillon à nous et deux régiments ennemis. Le bataillon avait été repoussé à trois reprises ; c’était déjà la quatrième fois qu’il l’était quand nos batteries (plus précisément des batteries de six livres) sont entrées dans la danse, et alors, ceux du 65e ont brillamment atteint leur objectif. Cela dit, ils ont perdu beaucoup d’hommes ; je n’ai pas réussi à compter les morts et les blessés. Mais l’ennemi aussi a eu beaucoup de morts et de blessés. Ceux du 65e ont repoussé l’ennemi et la forêt a été prise ».
La retraite de l’armée du Nord
Le général Faidherbe ordonne alors au général Paulze d’Ivoy d’envoyer des renforts pour arrêter l’avance allemande vers Saint-Quentin, mais la disproportion des forces est telle que la bataille semble jouée, et seul le repli du faubourg Saint-Martin semble possible. Sur un champ de bataille extrêmement boueux, les troupes françaises se replient alors peu à peu dans des conditions météorologiques extrêmement dures, si l’on en croit ce qu’un combattant allemand écrira à sa sœur quelques jours plus tard : « On dit que les Prussiens ont mis à profit le fait qu’avec les chaussures basses que portent la plupart des Français et les petites roues de leurs pièces d’artillerie de marine ils n’arrivaient à progresser que difficilement dans la terre molle ; ça s’est avéré plutôt exact, car pendant notre progression sur le champ de bataille j’ai relevé que de nombreux Français avaient dû abandonner leurs chaussures, fichées dans la terre molle, molle au point qu’avec nos bottes à tiges nous nous enfoncions jusqu’aux genoux. »
Du côté du 22e corps, la situation n’est guère meilleure, la 16e division d’infanterie prussienne est en effet suivie de près par la 3e division de réserve du général Albrecht de Prusse, et d’autres renforts sont en marche vers la bataille. A la fin de journée, après avoir résisté pied à pied et cédé du terrain, la division du général Dufaure de Bessol ne peut que se replier en bon ordre sur Grugies et Gauchy, entraînant avec elle la division du général Derroja qui couvre leur repli sur le faubourg d’Isle. Le général Lecointe, commandant du 22e corps d’armée, hésite alors entre relancer ses troupes à l’assaut ou ordonner le repli pour sauver ses troupes, puis décide, vers 17h, de prendre la responsabilité de la retraite. Dès que celle-ci est ordonnée, les soldats français qui ont combattu toute la journée n’ont pas envie d’être faits prisonniers et se précipitent vers l’arrière, ainsi que le rapportera un garde mobile : « Je vois encore nos mobiles en désordre, couverts de boue et noircis par la poudre, jetant leurs fusils et leurs sacs pour mieux courir ! Les officiers faisaient tous leurs efforts pour les rallier, mais un bataillon en déroute n'écoute que la peur ».
Déterminé à tenir, le général Faidherbe, depuis son quartier-général établi au faubourg Saint-Martin, finit par fléchir quand il est informé du repli du 22e corps d’armée, opéré dans le plus grand ordre par le pont du faubourg d’Isle. Saint-Quentin ne disposant plus de fortifications depuis près de 50 ans, des barricades sont établies dans le faubourg Saint-Martin et dans le faubourg d’Isle pour permettent de retenir les colonnes allemandes. Le spectacle qu’offre alors la ville est celui d’une bouillonnante activité, comme le rapporte un garde mobile : « Des gardes nationaux dépavaient les rues et entassaient des pavés sur des charrettes renversées pour former des barricades. On garnissait les fenêtres de balles de coton et de matelas ; c'était un tumulte inconcevable, une cohue au milieu de laquelle des officiers, à cheval, criaient sans se faire entendre et cherchaient vainement à mettre de l'ordre. »
Protégé par les barricades et surtout par les bataillons désignés pour s’y sacrifier afin de couvrir le repli de l’armée du Nord, le 23e corps d’armée, s’écoulant à travers les rues et les boulevards, peut ainsi se replier sur la route de Cambrai tandis que le 22e corps d’armée, après avoir traversé la ville, prend la route du Cateau-Cambrésis, le général Faidherbe et les éléments de cavalerie qui l’accompagnent suivant cette dernière route. L’armée du Nord s’en retournait vers ses places fortes, ayant pu échapper à la capitulation, mais faisait triste figure, ainsi qu’un garde mobile l’écrira : « Avec nous marchaient des dragons démontés, des marins, des lignards sans souliers ; et cet assemblage n'avait rien de choquant ; nous portions tous le même uniforme ; nous étions couverts de boue de la tête aux pieds. »
Le bilan d’une défaite
A l’issue de la bataille, un artilleur allemand écrira quant à lui : « Grâce à l’aide de Dieu nous avons survécu à cette journée, une chaude journée ! Nous avons quitté le champ de bataille vers 9 heures du soir, sous les hurlements des blessés des deux camps, auxquels nous ne pouvons malheureusement pas venir en aide. Une heure plus tard, le détachement sanitaire est arrivé pour prendre en charge les blessés et les acheminer à l’ambulance la plus proche ». On comptera près de 3500 tués et blessés dans les rangs français, et quelques milliers de traînards seront capturés sur la route de Cambrai. Du côté allemand, entre 4 000 et 5 000 combattants auraient été tués ou blessés.
Ayant épuisé ses dernières forces dans cette bataille, l’armée du Nord n’avait plus la capacité de reprendre l’offensive, si tant est qu’elle l’ait eu un jour. Mais elle avait fait assez pour soustraire des forces à son adversaire et protéger les départements du Nord et du Pas-de-Calais de l’invasion, ce qui sera respecté dix jours plus tard lors des pourparlers d’armistice. Aujourd’hui encore, si les traces des combats des 18 et 19 janvier 1871 ont presque disparues du paysage, de nombreuses tombes et monuments commémoratifs subsistent dans les cimetières et sur les territoires des communes d’Abbécourt, Beauvois-en-Vermandois, Buironfosse, Castres, Caulaincourt, Chauny, Francilly-Selency, Gauchy, Grugies, Homblières, Levergies, Neuville-Saint-Amand, Saint-Quentin, Urvillers et Vermand, rappelant l’histoire de ces hommes qui ont combattu sur le sol axonais.
« C’était là sur cette colline, autour du moulin de Tous-Vents, devant lui que chacun s’incline, touristes, chercheurs ou passants » nous dit le refrain de la chanson du « Moulin de Tous-Vents » composée par Emmanuel Lambert pour le cinquantenaire de la bataille de Saint-Quentin en 1921. Et c’est en effet en ces lieux que la mémoire des combats du 19 janvier 1871 est entretenue depuis longtemps. Propriété de la 1074e section de Saint-Quentin, le moulin originel auprès duquel s’étaient installées les batteries d’artillerie française est à l’état de ruine à la fin du XIXe siècle. Entièrement restauré et ouvert aux visiteurs à partir de 1910, il est classé monument historique en 1914et survit un temps aux premiers mois de la guerre bien qu’endommagé. Le rétrécissement du front lui sera fatal en 1917 : sa position en hauteur l’intégrant de facto dans la ligne Hindenburg, il sera victime des nombreux bombardements de 1917 à 1918 et disparaîtra du paysage. Le monument que l'on peut désormais voir sur les hauteurs du Moulin de Tous-Vents dont le nom a perduré au fil du temps, fut inauguré en 1932 en l’honneur des hommes disparus durant la guerre de 1870-71 et la Première Guerre mondiale, à l’emplacement de l’ancien moulin.